À l’occasion de la sortie de n=40, Jairic livre un projet dense, personnel et combatif. Plus qu’un simple cap symbolique, cet EP agit comme une radiographie de ses quarante premières années, entre épreuves, reconstruction et affirmation artistique. Dans cet entretien, l’artiste revient avec une grande lucidité sur les batailles traversées, son processus créatif entièrement indépendant et la vision cinématographique qui façonne son univers, de Detroit à Cannes.

1. Le titre n=40 évoque à la fois une étape clé et une notion de mesure — et vous avez déclaré : « Ce n’est pas une mi-vie, c’est une mi-guerre ». Pourquoi ce nom, et dans quel combat étiez-vous lorsque vous avez façonné ce projet ?
n=40 fait référence au statisticien en moi — n désigne la taille d’un échantillon. J’ai un doctorat en psychologie organisationnelle, donc ce projet est mon échantillon des quarante premières années de ma vie : ce que j’ai testé, appris et conservé. “Mi-guerre” n’est pas un slogan — j’ai survécu à un grave problème de santé qui a failli me coûter la vie, j’ai dirigé notre entreprise à travers des changements législatifs qui ont presque tout fait s’effondrer, puis nous avons reconstruit et sommes revenus plus forts. J’ai aussi perdu un oncle très proche, qui était comme un frère pour moi. De tout cela est née la ligne de conduite de cet album : la résilience avant tout, combattre intelligemment, rester solide et rester reconnaissant.
2. « Yolo 2 Yoga » vous montre en train de confronter et de revisiter différentes versions de vous-même. Laquelle a été la plus difficile à affronter, et de laquelle vous sentez-vous aujourd’hui le plus libéré ?
La version la plus difficile à affronter était celle qui buvait trop. Je ne suis jamais passé par une cure — j’ai fait un choix conscient d’arrêter et de rester discipliné. Cette décision a énormément porté ses fruits, et continue de le faire. Je suis aujourd’hui totalement libéré de ce mode de vie. Il n’y a aucune honte — ça fait partie de mon histoire — mais les gueules de bois ne me manquent pas, pas une seule seconde.
3. Vous écrivez, produisez et interprétez entièrement votre musique. Quelle partie de ce contrôle total vous donne le plus de puissance créative — et laquelle vous met le plus à l’épreuve ?
Tout gérer me permet d’avoir une ligne directrice claire — une seule vision, un seul standard, aucun message contradictoire. Je peux avancer vite, protéger l’histoire et assumer pleinement le résultat. Le défi, c’est la charge mentale et les angles morts : il y a beaucoup à porter, et la fatigue décisionnelle est bien réelle. C’est là que mon équipe est essentielle : des retours honnêtes, des “non” fermes quand il le faut, et la discipline des deadlines. J’ai énormément de chance de les avoir.
4. Vos visuels mélangent luxe contemporain et rudesse underground. En quoi cette dualité reflète-t-elle votre évolution personnelle, de Detroit à Cannes ?
Detroit est incroyable — des gens durs au travail, passionnés, avec une énergie brute et sans compromis. C’est inscrit dans mon ADN. Cannes a été une opportunité impossible à refuser : l’air, plus de 300 jours de soleil par an, et cette intersection unique entre culture, glamour et art. Detroit m’a donné la hargne et la détermination ; Cannes m’apporte l’espace et le raffinement. Les deux sont essentiels à ce que je suis — et cette dualité est exactement ce que l’on voit dans les visuels.
5. Les musiques de films et la narration cinématographique imprègnent clairement votre production. Comment utilisez-vous les images ou les concepts narratifs pour guider votre musique ?
Je produis comme si je faisais un storyboard. Je commence par un beat de batterie, une ligne de basse — ce qui déclenche l’étincelle — et l’ambiance me dicte l’esthétique : l’humeur, l’émotion, la personnalité. Ensuite, une punchline ou un refrain s’impose, parfois même tout le couplet. Pour moi, le groove n’est pas seulement rythmique ; il est visuel et coloré — il y a toujours une scène associée. J’entends les mouvements de caméra dans les drums, les couleurs dans les accords, et le rythme du montage dans la basse. C’est comme ça que la narration guide le son.
6. Vos influences vont de Nas et Wu-Tang à l’underground de Detroit, en passant par le funk et le rock des années 60. Laquelle ressort le plus sur n=40, et laquelle vous a surpris en revenant ?
Honnêtement, beaucoup de rap old school. J’ai samplé énormément de ma propre musique écrite et produite à l’époque de mes années universitaires. Mais je l’ai ramenée pour ce “nouveau” Jairic. Le piano de “Yolo 2 Yoga” vient d’un morceau que j’avais écrit à l’époque. “Antagonist” et “Still AF Gospel” remontent aussi à cette période, tout comme “Mitt Rock Me” et “Stick Figaro”. Cet album est profondément enraciné dans ces premières années — les soirées étudiantes, le freestyle, et l’affûtage des lyrics face aux soi-disant haters (lol).
7. Des titres comme « Stick Figaro » dégagent un chaos maîtrisé — guitares saturées, percussions trap, montée explosive. Quelle émotion ou quel moment réel a déclenché ce morceau ?
“Stick Figaro” est né du fait de ressortir mes propres beats vieux de vingt ans et de les reconstruire pour Jairic 2.0 — même ADN, nouveau moteur. Ce qui m’a inspiré, c’est ce renversement que j’adore : le morceau commence comme si j’étais la proie, mais à la fin du couplet, on comprend que je suis le chasseur. C’est du chaos contrôlé, avec du swagger et de la rugosité, et une touche de clinquant par-dessus. Et l’outro renverse encore l’énergie pour finir sur une prière simple : Dieu, donne-nous plus de temps pour continuer à vibrer.
8. Maintenant que n=40 est dans le monde, quel combat, quelle peur ou quelle ambition vous attire vers le prochain chapitre ?
Je suis profondément reconnaissant — pour ma famille et l’équipe qui m’entoure. Sans eux, je ne serais pas là. Mais je suis loin d’avoir terminé. J’ai encore beaucoup à dire et énormément à construire. Le prochain chapitre sera plus grand. Une partie de mon meilleur travail est encore devant moi, et j’ai plus faim que jamais que les gens l’entendent.
